DOSSIER / Corruption sexuelle : la tueuse silencieuse des ODD !

Komi TOMEGAH
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(Société Civile Médias) – Elle n’est pas le genre de corruption dont on parle beaucoup. Bien souvent ignorée et minimisée, contrairement aux formes plus classiques de ce phénomène, la corruption sexuelle n’est pourtant pas moins dévastatrice. Associée à l’abus de pouvoir, au sexisme, au harcèlement ou encore au favoritisme, ce fléau affaiblit l’intégrité des institutions et étouffe les efforts pour l’atteinte des Objectifs de développement durable (ODD), dans le plus grand silence. Cependant, une action concertée et déterminée peut contribuer à y mettre un terme.

Akpédjé (nous l’appellerons ainsi pour préserver son anonymat) est professeur de Droit dans un lycée technique privé de Lomé. Juriste de formation et spécialiste en Droit des affaires, la jeune femme de 27 ans n’aspirait pas forcément à faire carrière dans l’enseignement. Mais elle s’en contente pour le moment, faute de mieux, après avoir perdu à deux reprises des emplois décrochés dans deux cabinets d’avocat.

« Quand j’ai postulé à ces offres d’emploi, j’étais pleine d’espoir. Je savais que j’avais les compétences nécessaires. Mais tout a changé une fois que j’ai été embauchée », confie-t-elle.

En effet, dans le premier cabinet d’avocat où elle a travaillé en 2022, le passage d’Akpédjé a été de très courte durée. Et pour cause, elle a décliné la demande de faveur sexuelle du premier responsable de cette structure.

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« Seulement quelques semaines après mon recrutement, il a commencé à adopter un comportement étrange envers moi. En plus de m’inviter à rester tard avec lui pour des raisons soi-disant professionnelles, il me faisait des compliments avec insistance. Un soir, lors d’un dîner professionnel auquel il m’a convié dans un hôtel de la place, il me fit savoir sans détour que si j’acceptais de coucher avec lui, je serais promue à un poste de responsabilité plus important au sein du cabinet. Une proposition que j’ai poliment déclinée. Environ trois semaines après, il a mis un terme à mon contrat »raconte Akpédjé, qui a vécu un cas similaire dans un deuxième cabinet l’année d’après.

« J’ai perdu deux emplois, mais je n’ai pas perdu ma dignité. Je crois fermement qu’il est possible de réussir sans se compromettre, même si le chemin est semé d’embûches », ajoute-t-elle, sans grand regret.

La corruption sexuelle, un véritable abus de pouvoir

Ce témoignage d’Akpédjé met en lumière un phénomène très peu visible qui se déroule derrière les portes closes des entreprises privées et institutions publiques, ou dans les milieux éducatifs. Il s’agit de la corruption sexuelle (également appelée « sextorsion »).

Fléau souvent passé sous silence et dont les femmes sont majoritairement victimes, la corruption sexuelle se définit par l’utilisation d’un poste de pouvoir ou d’influence pour obtenir des faveurs sexuelles ou pour exercer une pression sexuelle sur une personne. Elle peut prendre diverses formes, allant de la sollicitation explicite à la menace implicite, en passant par l’utilisation de la force ou de la coercition.

Ahouefa SOSSOU, défenseure des droits de l’homme au CDFDH

« La définition de la corruption sexuelle nous montre que l’acte en lui-même est souvent lié à des situations où une personne a une forme de contrôle sur la vie professionnelle ou personnelle de l’autre. Par exemple, une personne peut se retrouver à accepter une proposition sexuelle, non parce qu’elle le souhaite réellement, mais parce qu’elle pense que refuser pourrait nuire à sa carrière », explique Ahouefa SOSSOU, Défenseur des droits de l’homme au CDFDH (Centre de documentation et de formation sur les droits de l’homme) et co-coordinatrice du projet “Promotion et Protection des droits des jeunes et femmes travailleurs dans les petites et moyennes entreprises du Togo” (Projet S’NA), mis en œuvre en 2023 avec Amnesty International Togo et l’association Together For Change.

Ce schéma de l’organisation “U4 Anti-corruption Resource Center” résume la différence entre corruption monétaire et corruption sexuelle.

Les exemples de corruption sexuelle, comme celui relaté par Akpédjé, ne sont malheureusement pas isolés. Ils témoignent des différentes formes sous lesquelles cette pratique se manifeste, souvent en dehors du regard public et dans des contextes professionnels où le pouvoir est inégalement réparti.

Promotion canapé

L’une des manifestations les plus récurrentes de la corruption sexuelle est ce que l’on appelle la ‘promotion canapé’. Il s’agit d’une forme d’échange où des privilèges professionnels (comme une promotion ou un avancement) sont obtenus, non sur la base de mérite, mais en retour de faveurs sexuelles.

« Dans la pratique, une employée d’une entreprise peut se voir offrir une promotion rapide si elle accepte d’entretenir des relations sexuelles avec un supérieur. Dans de nombreux cas, ces femmes obtiennent des postes de responsabilité non pas parce qu’elles sont les plus qualifiées, mais parce qu’elles ont cédé à ce type de pression », fait savoir Ahouefa SOSSOU du CDFDH, avant d’ajouter que dans de nombreux cas, les victimes cèdent non pas forcément par désir, mais par crainte de représailles.

« Elles savent qu’un refus pourrait signifier la fin de leur carrière dans l’entreprise, voire la perte de leur emploi », souligne la défenseure des droits de l’homme.

Image illustrant les écarts comportementaux d’un supérieur à l’endroit de sa secrétaire

Il est important de souligner que les cas de “promotion canapé” ou de harcèlement sexuel en milieu professionnel sont particulièrement difficiles à recenser et manquent souvent de données précises, car ils se déroulent le plus souvent dans l’intimité ou dans des situations où les victimes se trouvent dans une position de vulnérabilité. Cependant, un rapport de l’Organisation Internationale du Travail (OIT) de 2022 indique que, dans le monde, plus d’une personne sur cinq, soit près de 23 %, des personnes en emploi, ont été victimes de violence ou de harcèlement au travail, qu’il soit d’ordre physique, psychologique ou sexuel.

Dans le monde, plus d’une personne sur cinq, soit près de 23 %, des personnes en emploi, ont été victimes de violence ou de harcèlement au travail, qu’il soit d’ordre physique, psychologique ou sexuel.

Rapport OIT (2022)

Par ailleurs, selon Ahouefa SOSSOU, au cours d’une enquête menée sur la situation des droits des travailleurs en particulier des femmes dans les entreprises à Lomé dans le cadre du projet S’NA, « plusieurs femmes témoignent être victimes de harcèlement sexuels de la part des responsables hiérarchiques au sein des entreprises. Elles font l’objet de sanctions lorsqu’elles refusent leurs avances ».

Moyennes sexuellement transmissibles

Comme dans le milieu professionnel, la corruption sexuelle trouve également un terrain fertile dans le secteur éducatif, où des élèves et étudiantes, cèdent à des avances sexuelles contre une bonne note ou la réussite aux examens. Cette forme de corruption, parfois tacite, est désignée sous le terme de ‘moyennes sexuellement transmissibles’.

En raison de son caractère confidentiel et souvent dissimulé, ce type de corruption est particulièrement difficile à quantifier. Toutefois, à Madagascar, des enquêtes menées par les ONG Tolotsoa et Transparency international initiative Madagascar, révèlent que la pratique consistant à échanger le sexe contre une bonne note ou la réussite aux examens est bien ancrée. Mais selon les enquêtes, « la peur des représailles, la honte et la pression sociale dissuadent les victimes de porter plainte ».

Ce reportage de TV5 Monde permet d’avoir une idée de l’ampleur du phénomène sur la grande île.


Au Togo, des faits comme celui de cet enseignant d’Histoire-géographie du complexe scolaire « Le bon » à Aneho, exclu de l’enseignement en juin 2023 pour avoir mis enceinte une de ses élèves, démontrent clairement que ce phénomène existe bel et bien et qu’il touche le milieu éducatif.

Selon le ministère des Enseignement primaire et secondaire du Togo, 2474 cas de grossesses ont été enregistrés, dont 47 cas au primaire, 625 au collège et 802 au lycée pour le compte de l’année scolaire 2021-2022

Une situation contre laquelle le gouvernement a pris des mesures à travers l’Assemblée nationale. En décembre 2022, le parlement a adopté une loi sur la protection des apprenants contre les violences à caractère sexuel.

Ces manifestations mettent en évidence l’ampleur du phénomène et la nécessité d’examiner les causes profondes qui permettent à de telles pratiques de perdurer.

D’après Rachel MOLLEY, Responsable du département de protection des droits de l’Homme et du genre au CACIT (Collectif des Associations Contre l’Impunité au Togo), derrière ces diverses formes de corruption sexuelle, se cachent des facteurs sociétaux, culturels et institutionnels qui permettent à ces pratiques de se répandre et de se maintenir dans les sociétés.

Rachel MOLLEY, Chargée du département genre au CACIT

« Dans nos sociétés, des normes patriarcales profondément ancrées, une inégalité de pouvoir entre les sexes et une tolérance générale à l’égard des comportements abusifs contribuent à la prolifération de ces pratiques. Les institutions, qu’elles soient éducatives, professionnelles ou même judiciaires, n’ont pas toujours mis en place des mécanismes suffisants pour prévenir ou punir ces abus. Ainsi, l’impunité reste un terreau fertile pour la récurrence de ce phénomène, permettant à ces formes de corruption de se maintenir et de prospérer », fait-elle observer.

L’impunité reste un terreau fertile pour la récurrence de la corruption sexuelle

Rachel MOLLEY (CACIT)

Quand la corruption sexuelle étouffe les ODD

Loin de se limiter à des atteintes individuelles à la dignité, la corruption sexuelle engendre des effets néfastes sur le développement global des pays. Elle représente particulièrement une menace sérieuse pour l’atteinte des Objectifs de Développement Durable (ODD), à cinq ans de leur échéance.

Selon Paul AFFALA, expert en matière de lutte contre la corruption, l’ODD 8 qui vise à garantir un travail décent pour tous et la croissance économique, est particulièrement affecté par le phénomène.

« Lorsqu’une personne se voit contrainte d’accepter des avances sexuelles pour obtenir un emploi ou une promotion, cela compromet non seulement sa dignité, mais aussi l’intégrité du milieu de travail et crée un environnement où la compétence et le mérite sont relégués au second plan, entravant ainsi la croissance économique et la productivité. De plus, il empêche de nombreux individus, notamment les femmes, d’accéder à des opportunités égales, ce qui retarde le progrès vers un développement économique inclusif et durable », explique-t-il.

Paul AFFALA, expert en matière de lutte contre la corruption

En plus de nuire à l’accès à un travail décent, la corruption sexuelle a également des répercussions profondes sur l’éducation, freinant la réalisation de l’ODD 4 qui prône une éducation de qualité pour tous.

« La corruption sexuelle dans les écoles et universités sape les fondations mêmes de l’éducation de qualité. Cela fausse l’intégrité du système éducatif et empêche de nombreuses jeunes filles d’accéder à leur plein potentiel, creusant davantage les inégalités », fait remarquer M. AFFALA.

La corruption sexuelle dans les écoles et universités sape les fondations mêmes de l’éducation de qualité.

Paul AFFALA (expert anti-corruption)

La corruption sexuelle n’épargne pas non plus l’ODD 16 qui milite pour une justice et des institutions efficaces dans la mesure où elle affaiblit l’intégrité des institutions.

Pour l’expert, lorsque, dans les administrations et dans les sociétés, des promotions sont obtenues en échange de faveurs sexuelles, cela mine les principes de méritocratie et d’équité dans les processus décisionnels. Les individus sont jugés en fonction de leur soumission à des abus de pouvoir plutôt que de leurs compétences réelles. Ce qui sape la confiance des citoyens, des employés ou des investisseurs dans la capacité des institutions à fonctionner de manière juste et transparente.

Par ailleurs, le phénomène porte un sérieux coup à l’ODD 5 (dont l’objectif est d’atteindre l’égalité entre les sexes) et à l’ODD 10 (réduction des inégalités) dans la mesure où elle maintient et renforce les rapports de domination masculine et les discriminations envers les femmes et les filles et contribue à l’aggravation des inégalités sociales et économiques, en particulier entre les sexes.

Contre la corruption sexuelle, quelles solutions ?

Mettre un terme à la corruption sexuelle n’est sans nul doute pas chose aisée. Mais pour y parvenir, des acteurs, notamment ceux de la société civile, proposent la mise en place de stratégies multiformes.

Consultant en surveillance, documentation et rapportage des violations des droits de l’homme, Bruno HADEN pense qu’il est essentiel de renforcer le cadre juridique pour garantir une meilleure protection des victimes et une plus grande efficacité des poursuites. Il demande notamment un durcissement des sanctions applicables aux auteurs de cet acte et une simplification des procédures de dénonciation.

Bruno HADEN, Consultant en surveillance, documentation et rapportage des violations des droits de l’homme

L’expert Paul AFFALA propose pour sa part une action concertée des autorités et de la société civile pour la mise en place de programmes de prévention et de sensibilisation de l’opinion publique et un soutien aux victimes.

Créée en 2015, la Haute Autorité de Prévention et de Lutte contre la Corruption et les Infractions Assimilées (HAPLUCIA) n’a, depuis, reçu aucun cas de corruption sexuelle selon son président Aba Kimelabalou. Chose tout à fait évidente quand on connait le caractère caché de cette forme de corruption.

Les acteurs de la société civile appellent ainsi la HAPLUCIA à accorder une attention renforcée à la corruption sexuelle, une forme souvent négligée au profit des pratiques de corruption plus traditionnelles et visibles. Dans cette optique, l’institution pourrait s’appuyer sur la Résolution 10/10, adoptée en décembre 2023 lors de la 10e Conférence des États parties à la CNUCC, qui met en lumière le lien entre genre et corruption. Cette résolution constitue une avancée majeure en reconnaissant la corruption sexuelle comme une forme spécifique de corruption, et en exigeant des États qu’ils sensibilisent l’opinion publique et qu’ils intègrent cette dimension dans leur lutte contre la corruption.

Komi TOMEGAH